Éditorial - La Caraïbe, une complexité à métisser
Les tentatives de définition de la Caraïbe se limitent le plus souvent à une approche géo-spatiale. D’où tout discours à son sujet revêt toujours un cachet géopolitique. Or, en dehors de sa position géographique et son apport dans les questions politiques et économiques, la Caraïbe constitue une grande richesse en termes d’unité et de diversité sur les plans culturel, linguistique et littéraire. Mis à part les clivages politiques et/ou les intérêts économiques voire ses particularités ethniques, ses différentes subdivisions géographiques font d’elle une mosaïque culturelle.
L’un des lourds héritages de la Caraïbe est la colonisation. C’est ce que souligne Jean Casimir qui affirme que « Dès que l’on parle de la mise en place des sociétés de la Caraïbe, on pense à l’établissement de groupes ethniques de diverses origines dans des sociétés esclavagistes[1] ». Qualifiées constamment de « sociétés postcoloniales », les communautés qui la composent souffrent d’un déficit d’identité et sont dans une perpétuelle quête de définition et de représentation de soi. Connue pour ses écrivains, ses artistes et sa culture éclectique, la Caraïbe compte trois prix Nobel de littérature : Saint-John Perse (Guadeloupe), Derek Walcott (Sainte-Lucie) et V.S. Naipaul (Trinidad). Dans ce numéro de la revue Legs et Littérature, les contributeurs se sont donc attelé d’allumer les projecteurs sur cette portion géographique du continent américain qui constitue à elle seule une mixité culturelle d’envergure. Les lectures sont plurielles, les pistes de réflexions sont très profondes et appréhendent le monde caribéen comme un ensemble à la fois homogène et hétérogène, en d’autres termes, un tout complexe. Aussi est-il considéré dans ses différentes dimensions historique, linguistique, littéraire et culturelle aux fins de mieux aider à comprendre toute la complexité de ses savoirs et ses dynamiques politiques, sociales et culturelles.
Composée fondamentalement des Grandes et des Petites Antilles, la Caraïbe est une aire fragmentée et éclatée ; comme espace de cohabitation, elle est à la fois francophone, anglophone, hispanophone et même germanophone. D’où l’impossibilité de parler d’unité ou d’uniformisation de la Caraïbe, alors qu’il ne semble point impossible de parler d’une conscience caribéenne. Outre le passé colonial et esclavagiste qui est l’une des spécificités de la région, c’est aussi « une zone géopolitique où les violences politiques sont multiples et ce quelle que soit la nature politique des régimes en vigueur[2] ». Autrement dit, elle constitue un lieu d’instabilité miné par les tensions et les luttes politiques pour/dans l’exercice du pouvoir, la misère chronique due à une économie exsangue, un environnement ravagé par les cyclones et les catastrophes naturelles.
« Espace tropical situé à la confluence de l’Amérique[3] », né du métissage, la Caraïbe, pour reprendre une expression de Romain Cruse est « un territoire à géométrie variable[4] » si l’on tient compte de l’ensemble des paradoxes entourant l’espace au regard des représentations qui en découlent. Claudy Delné suggère de « l’appréhender en tant que conscience insaisissable » (p. 129) vu toute la complexité de parler de « l’existence certaine d’une véritable communauté caribéenne » tel que le souligne Michel Giraud[5], mais de « se concentrer sur le patrimoine commun » (p. 129) entre autres la créolisation perçue selon Giraud comme un processus de fabrication culturelle[6]. Ce qui donne raison à Delné d’affirmer que « la Caraïbe est un humanisme » (p. 130). Dans son article, Audrey Debibakas évoque la Caraïbe sous la notion d’archipel dans la mesure où il s’agit d’une « unité diffractée sous forme de traces, de pulsions et d’élans mais qui se traduit aussi et essentiellement et par la présence douloureuse du manque » (p. 161). Aussi parler de ce bloc revient-il à soulever la question de la mémoire (collective), le déplacement et la dispersion puisque la population caribéenne est composée de toutes ces ethnies ayant « vécu une brutale rupture de filiation avec leur terre matricielle. Le lieu n’est donc dans ce contexte jamais acquis et habité. On est face à une perpétuelle ‘‘recherche du lieu’’ » (p. 162).
À travers deux figures de femmes, Jean-James Estépha a soulevé la question de l’origine, la mémoire, l’attachement et le sentiment d’appartenance du Caribéen à sa terre natale, ce qui fait que même exilé ou migrant il a toujours avec lui ce coin de terre duquel il ne peut se détacher. La région caribéenne est particulière et chacun a sa propre façon de l’habiter et de se faire habiter par elle. D’où ce besoin vital et essentiel pour le migrant « de s’affirmer, de continuer à vivre… en s’appuyant sur son premier ou unique bagage qu’on emporte partout : son identité insulaire » (p. 120) car le caribéen se considère toujours « comme l’incarnation de son pays » (p. 124). Dans ce même registre d’insularité, Serghe Kéclard bouscule les dogmes, les pratiques pour proposer une autre lecture de la littérature martiniquaise que l’on a tendance à réduire à un petit groupe d’écrivains comme il est coutume chez nous restreindre la production littéraire à une petite chapelle. Se démarquant de cette vision fermée et minimaliste pour « élargir la vision du champ littéraire martiniquais », il étudie avec finesse l’œuvre de Georges E. Mauvois qui est, à ses yeux, une figure littéraire incontournable de la Martinique et qui porte en lui la Caraïbe.
La langue, en particulier le créole/kreyòl qui est également un élément clé de la thématique de ce numéro est abordée à travers le prisme de la littérature. À partir d’une démarche comparative du français, de langue africaine, en particulier le fon, le Dr Saint-Fort a, dans son papier, cherche à expliquer, à la lumière d’approches de différents chercheurs ayant mené des études sur les créoles, les origines du créole haïtien qui se définit comme « une langue autonome avec son propre système lexical, syntaxique et phonologique » (p. 90). Il a donc passé en revue la situation linguistique des différentes populations de la colonie de Saint-Domingue, y compris leurs origines géographiques, pour essayer de faire ressortir l’influence de ces diverses langues dans la création du créole. Pour sa part, Frenand Léger se propose de « déterminer le rôle de la langue haïtienne dans l’économie générale de l’œuvre romanesque » (p.36) de Gary Victor. Il s’est donc appuyé sur ses trois premiers romans tout en s’intéressant à la « créolisation linguistique du français » (p. 36) aux fins d’analyser les enjeux et les qualités esthétiques de cette démarche. Si le créole est la langue principale de la majorité des Haïtiens, il n’est pas pour autant celle la plus utilisée dans la production littéraire. À bien considérer toute la masse de la production littéraire haïtienne, l’on conviendrait que l’étoffe « littérature d’expression française » lui sied au mieux que toute autre forme de dénomination. À ce niveau que la réflexion de Mirline Pierre met sur le tapis une question séculaire, à savoir cette dichotomie créole/français, qui a toujours fait couler beaucoup d’encre et de salive. Partant du fait que le français est, qu’on le veuille ou non, « la langue de production par excellence de la majorité des écrivains [haïtiens] » (p. 153), il convient de s’interroger sur les représentations du créole dans la littérature, son mode d’appropriation par les créateurs.
Par ailleurs, le professeur Benjamin Hebblewaithe a proposé une large réflexion en langue créole sur le vaudou –ce mode d’être de l’Haïtien au monde. Sa contribution présente un intérêt à deux niveaux. D’abord, il y a l’aspect culturel puisqu’il porte sur un élément fondamental de la culture haïtienne, le vaudou. Et l’aspect linguistique qui rejette l’idée axée sur l’impossibilité de mener une réflexion scientifique en langue créole. Il est allé dans le fond des choses en questionnant certaines pratiques rituéliques, en particulier le rite Rada afin de saisir sa complexité et son mode opératoire au regard des religions mondiales.
D’un autre côté, même si la littérature haïtienne se définit comme une littérature d’expression française, les réalités qu’elle met en scène, en particulier, le genre romanesque haïtien, sont « pétries des constantes de la vie courante haïtienne » (p. 19), souligne Alba Pessini en axant son propos principalement sur l’œuvre romanesque de Lyonel Trouilot. Des années 90 à nos jours, ce dernier a su construire une œuvre gigantesque. Le social étant un point clé de sa production, Pessini entend analyser, à partir d’une lecture approfondie de ses divers romans, l’engagement du romancier qui invite le lecteur à faire face à « une société incapable de se prendre en charge, où les individus traînent » (p. 26). Jamais société n’a été autant fragilisée, meurtrie et écartelée faute d’une certaine « revendication citoyenne », de vivre et être-ensemble. La démarche de Pierre Suzanne Eyenga Onana s’inscrit dans cette dynamique, à savoir confirmer que la littérature a cette capacité à « réécrire l’histoire des homme » (p. 175) et proposer de nouvelles manières d’être et de vivre avec l’autre, donc avec soi. Autrement dit un autre individu avec une « nouvelle identité et mû par le besoin éthique de vivre ensemble avec ses concitoyens » (p. 178) dans une nouvelle société. La littérature est, dès lors, l’une des plus grandes formes d’expiation qui soit, et l’œuvre littéraire ne se conçoit jamais en dehors de l’histoire.
Loin la prétention d’avoir tout évoqué au sujet de ce bloc complexe et métissé qu’est la Caraïbe, ce numéro apporte un grand éclairage avec des voix et des regards multiples sur ces sociétés ayant « donnée naissance à des modes de vie originaux, dont les arts et la littérature témoignent[7] ».
Dieulermesson Petit Frère, M.A.
[1] Jean Casimir, « La suppresion de la culture africaine dans l’histoire d’Haïti », Socio-anthropologie, no 8, 2000. https://socio-anthropologie.revues.org/124. Consulté le 9 mai 2017.
[2] Laurent Jalabert, « Les violences politiques dans les États de la Caraïbe insulaire (1945 à nos jours) », Amnis, 3, 2003. http://amnis.revues.org/484. Consulté le 9 mai 2017.
[3] Eric Dubesset, « Penser autrement l’identité régionale caribéenne », Études caribéennes, no 21, avril 2012. https://etudescaribeennes.revues.org/5739. Consulté le 9 mai 2017.
[4] Romain Cruse, « La Caraïbe, un territoire à géométrie variable », Visionscarto, 23 novembre 2013, http://blog.mondediplo.net/2012-11-23-La-Caraibe-un-territoire-a-geometrie-variable. Consulté le 7 mai 2017.
[5] Michel Giraud, « Faire la Caraïbe, comme on refait le monde », Pouvoirs dans la Caraïbe, 14, 2004, http://plc.revues.org/252. Consulté le 9 mai 2017.
[6] Ibid.
[7] Dominique Chancé, Histoires des littératures antillaises, Paris, Ellipses, 2005, p. 6.